samedi 20 juillet 2013

Le journaliste de la GVA et la propagande nazie


Mon grand père, Robert de Haan (1918 - 2010), fut reporter au journal Les Sports avant la seconde guerre mondiale. Parmi ses nombreux écrits, j'ai retrouvé ce souvenir d'une compétition où les Allemands s'étaient distingués. Un journaliste de la Gazet van Antwerpen y posa un geste qui fera écho pour ceux qui, 75 ans plus tard, défendent le cordon sanitaire.


Le championnat d'Europe de water-polo de 1938.

par Robert de Haan

En 1938, pour le journal Les Sports, j'ai assuré le reportage du championnat d'Europe de water-polo. Participaient à cette compétition les équipes nationales d'Allemagne, de France, d'Italie, de Belgique et des Pays-Bas, et ce dans la petite ville de Doetinchem près de Arnhem[1].

Le tournoi fut gagné par l'équipe allemande.

A la surprise générale, lors de la remise du trophée, ce fut un groupe de militaires allemands, en grande tenue (avec leur veste à très grands revers), qui vint en prendre possession. Il était choquant de voir l'armée utiliser une victoire sportive pour servir la propagande d'Hitler.

Nous étions à la veille de la guerre. Et son antisémitisme était connu de tous.

Un fait marqua la remise de la Coupe. La tribune de presse avait été désertée. Lorsque l'hymne allemand retentit, un journaliste était resté à sa place, bien visible. Tout en haut de la tribune, resta assis Maurice Blitz, juif de nationalité belge qui couvrait le championnat pour la Gazet van Antwerpen. Il resta figé sur la banquette...

Cette simple mais courageuse prise de position n'eut heureusement aucune suite fâcheuse pour son auteur. Je m'en réjouis encore. Maurice Blitz était le père de Gérard-Louis qui jouait dans l'équipe belge, et qui fut le concepteur du Club Méditérannée. Maurice était aussi le frère de Gérard Blitz, champion olympique 1924 à Anvers.





[1] Ville martyre lors de la libération des Pays-Bas en septembre 1944





mardi 16 juillet 2013

Mourir bêtement


(motocyclisme et existentialisme)


En descendant de la voiture, ma fille a éclaté en sanglots. Choquée par la vue de cet accident, mais plus encore par une phrase que j'avais prononcée en voyant l'ambulance de réanimation partir sirène hurlante :
- "Survivre à un pareil accident, il lui faudra de la chance..."
De ces petites phrases définitives et imprudentes qu'un adulte laisse échapper, quand il oublie que sur la banquette arrière les enfants les entendent, et doivent les digérer seuls derrière le mur formé par les dossiers.
-  "Ce n'est pas ce que j'ai vu qui me  fait pleurer" me dit ma fille, "mais c'est de penser qu'un homme est en train de mourir".
Car les enfants peuvent encore s'émouvoir de la mort d'inconnus. Une disposition qui sans doute rendrait le monde meilleur, si elle ne s'émoussait avec les années. Mais ce dimanche, moi aussi j'étais aussi touché par cet accident qui me renvoyait de façon troublante à mon passé, mon passé de motard.
Ainsi quand sur l'autoroute ce groupe de motos nous a dépassés, j'ai aussitôt pensé que cela pouvait tourner mal. Elles roulaient vite, certes, mais surtout on voyait que les pilotes faisaient la course, entre eux et avec les voitures, slalomant, freinant, puis accélérant furieusement.

Je me suis souvenu des virées entre copains, et de cette émulation qui insensiblement nous faisait rouler de plus en plus vite et de plus en plus fort. Puis de ces années de "pilote d'essai" pour un magazine spécialisé, durant lesquelles on cherchait les limites comme si c'était un devoir journalistique, et où rouler à plus de 200 semblait juste normal. Je n'ai pas renoncé quand sur une route d’Ardèche, j'ai vu un collègue passer sous un camion. Ni non plus quand je me suis retrouvé étendu dans un champ, parce que le virage était glissant, mais surtout parce que je m’accrochais à la roue d’une meilleure moto avec un meilleur pilote, qui lui n’est pas tombé.

Ma carrière de motard, je l’ai commencée à 15 ans, pas même l’âge du permis cyclomoteur. Jacky, un copain de ma grande sœur qui possédait une 350, me l’avait prêtée pour faire un tour. Il s’est terminé aux soins intensifs. Je revois mes parents penchés au-dessus du lit, avec ce masque blanc qui de leur visage laissait seulement voir les yeux mouillés de larmes. Je ne me pardonnerai jamais la peur que je leur ai infligée. Comme Jacky ne s’est jamais pardonné d’avoir passé sa moto au gamin que j’étais. Aujourd’hui, Jacky est à son tour sur un lit d’hôpital, depuis des mois, le corps en mille morceaux. Il a été fauché par une voiture qui fuyait la police. La moto, c’est aussi ça : les folies des jeunes, mais la vulnérabilité même pour les plus expérimentés.

L’accident de mes 15 ans ne m’a pas vraiment traumatisé. Je me souviens surtout de l’admiration de mes copains pour lesquels je devenais un héros, et de toutes les filles qui signaient mon plâtre. J’ai promis à ma mère de ne plus toucher un guidon, promesse tenue jusque la bonne vingtaine. Cette promesse m’a peut-être sauvé la vie, vouant mes premières années de conducteur sur quatre roues et sous une carrosserie protectrice. Motard repenti, motard rescapé, j’ai surtout eu la chance de n’avoir jamais croisé l’automobiliste distrait ou les voyous en fuite.  Je pense aussi avoir toujours gardé au fond de moi une certaine sagesse, à moins que ce soit la frousse, qui retenait la poignée de gaz. C’est cette conscience du danger qui m’a poussé, quelques mois avant la naissance de mon ainée, à revendre ma 750 et ne plus jamais monter sur une moto.

Une question me reste et m’habite depuis cette époque. Pourquoi l’être humain - et particulièrement les jeunes hommes - est ainsi tenté par ce flirt avec la mort ? Qu’avons-nous à prouver ? Vivre n’est-il pas suffisamment dangereux sans chercher les limites ? Et puisqu’il faut prendre des risques, ne peut-on s’en tenir aux risques utiles et nécessaires ? Faut-il que nous soyons bêtes pour nous exposer à mourir aussi bêtement ?

La condition humaine porte décidément l’autodestruction en elle. Parce qu’elle est trop lourde à supporter, et parce que l’immédiat nous aveugle, sans doute. Aussi parce que la liberté définit notre humanité, et qu’elle emporte la faculté de se nuire, voire d’en finir. Camus a écrit que le suicide est le seul problème philosophique vraiment sérieux. Il y voyait une réponse à l’absurde par la fuite plutôt que la révolte. Mais en deça de ce qui reste un jugement moral, se détruire, ou risquer de se détruire, exprime le refus du destin, de l’idée même de destin, la preuve par l’absurde. Jusqu’au fanatique qui se supprime en affirmant accomplir l’œuvre de Dieu, réifié par son délire, il usurpe le pouvoir de celui qu’il adore. L’homme devient homme en disant au grand absent : c’est moi qui décide.

J’espère que le malheureux accidenté de dimanche survivra, et dans de bonnes conditions. Et j’espère que mon fils, qui n’aime rien tant que jouer avec ses petites voitures, ne suivra pas l’exemple de son père. Mais bon… l’être humain est libre de désobéir à son père.















Mes folles années...

mercredi 13 mars 2013

Orwell et Camus, dans quel Etat ?


“Est-il possible d’être de gauche et se méfier de l’Etat comme de la peste?” demanda Miguel Ange mardi soir. Ma réponse spontanée fut : “Oui, Orwell”. Sur ce mon interlocuteur lui opposa Camus, “plus intéressant”…

Albert Camus plus intéressant que George Orwell, well well… Du point de vue de son rapport à l’Etat s’entend. Or sous cet angle précisément, je dirais plutôt le contraire… Mais sans doute ais-je grand peine à placer sur un podium ces deux auteurs que j’ ai lu assidument, au point peut-être manquer de distance.

Un rendez-vous manqué

Bien que contemporains, je ne suis pas persuadé qu’ils se soient fréquentés. Dans une lettre de 1948, Orwell évoque un rendez-vous manqué avec Camus aux Deux Magots, dans le Paris de la libération. Ils devaient déjeuner ensemble, mais le Français était malade, et il n’est pas venu. On ne peut qu’imaginer le déjeuner de ces deux écrivains, parmi les plus grands de leur siècle. Tous deux journalistes. Camus encore Rédacteur en chef de Combat, auréolé de la gloire de la résistance, savourant en jouisseur la liberté retrouvée. Orwell plus austère, regrettant le Paris des années vingt, le trouvant désormais “d’une tristesse indicible[1]. Orwell dont l’armée britannique n’avait pas voulu, mais qui avait participé les armes à la main à la guerre d’Espagne, où il fut grièvement blessé. Tous deux résolument engagés dans le combat contre le fascisme.

Leurs styles sont très différents. Camus avait une profondeur philosophique absente chez Orwell, qui pour sa part était un essayiste politique bien plus pertinent que Camus. Ils furent également empétrés dans le colonialisme, l’un d’être né à Mondovi en Algérie, l’autre d’avoir été policier en Birmanie. Ils furent résolument de gauche, mais viscéralement attachés à la liberté, ce qui les amena à affronter l’intelligentsia des années cinquante par leur condamnation de la dictature stalinienne.

Camus et Orwell ont dès lors subi l’excommunication, et ce qui leur fut peut-être plus douloureux encore, l’adoubement par leurs adversaires politiques. George Orwell en particulier s’est vu qualifier d’anarchiste tory, formule qu’il utilisait lui même à propos de Johnatan Swift. Mais surtout il fut récupéré par la droite conservatrice qui n’a vu dans “Animal Farm” et “1984” qu’une critique du communisme, alors que de l’un à l’autre s’est élaboré le démontage du totalitarisme étatique, quel qu’il soit. Orwell s’est évertué à expliquer qu’il partait d’un point de vue socialiste, et qu’il ciblait tant le fascisme que le communisme. Malheureusement comme le note John Newsinger, “ses efforts pour récuser l’interprétation antisocialiste du livre furent interrompus par la maladie et la mort[2].

Socialiste et libéral

Domicile de G. Orwell, Portobello road à Londres
Récemment nous est parvenue la traduction française du livre de James Conant, “Orwell ou le pouvoir de la vérité”, qui apporte un éclairage original sur sa dénonciation du totalitarisme. L’auteur indique en effet qu’il est permis de voir en Orwell un libéral, certes pas au sens d’un lien quelconque avec le libéralisme économique ou le capitalisme qu’il avait en horreur, mais dans la mesure où sa pensée est traversée par une exigence de vérité indispensable à l’exercice de la liberté. M’étant pour ma part longuement penché sur son travail de journaliste, je souscrirais volontiers à cette approche qui traverse toute son activité journalistique, non sans difficulté quand il la plaça au service de la BBC pendant la guerre. Pour Orwell il n’y a guère de doute, le journalisme constitue une recherche de vérité, ce qui suppose “la volonté de présenter l’actualité avec objectivité, d’aborder des questions sérieuses même si elles sont ennuyeuses, et de préconiser une politique qui soit à la fois cohérente et intelligible[3]. Pour y parvenir, l’Angleterre doit impérativement garantir la plus parfaite liberté de presse, et laisser un espace aux journaux d’opinion minoritaires face aux grands groupes de presse.

George Orwell voue une véritable passion à la liberté, ce qui fait de cet intellectuel très à gauche, se revendiquant d’abord du socialisme révolutionnaire, un curieux héritier de la tradition libérale des lumières. Son projet de société est l’égalité et la fraternité, son impératif catégorique – et j’emploie la formule kantienne à dessein, est la liberté. Orwell rejette le marxisme et la notion de dicature du prolétariat, pour lui préférer un modèle de démocratie représentative, imparfait voire insupportable par nature, mais mieux à même de protéger le prolétariat de la dérive autoritaire étatique.

Car on y vient : Orwell a parfaitement vu que le fascisme et le communisme n’accomplissent leur projet monstreux que par la captation totale de l’appareil d’Etat. L’Etat, géant dont les deux bras sont la bureaucratie et la police. Certes ils peuvent servir à protéger le peuple, mais Orwell leur témoigne une méfiance viscérale, car très vite ils le capturent, l’enserrent, l’étouffent. La fascination d’Orwell pour Swift n’a guère de rapport avec le conservatisme de l’auteur de Gulliver, mais tout à voir avec sa dénonciation de l’état policier, “hanté par les mouchards, avec ses perpétuelles chasses aux hérétiques et ses procès pour trahison, organisés à seule fin de neutraliser le mécontentement populaire en le transformant en hystérie guerrière[4].

Le philosophe et le mécanicien

La critique de la dérive étatique est constante dans toute l’oeuvre journalistique et essayiste d’Orwell, elle trouvera son expression la plus accomplie – parce que littéraire - dans “1984”. L’Etat s’y manifeste dans toute sa puissance totalitaire : le contrôle par la bureaucratie, la contrainte par la police, la concitoyenneté par la guerre. La société dans laquelle évolue Winston Smith a détruit toute forme de liberté individuelle, jusqu’à celle de s’aimer, pour lui substituer un modèle purement fonctionnaire. Un fonctionnement en soi et pour soi, qui ne sert qu’à se perpétuer, et préserver l’oligarchie prédactrice qui derrière lui s’abrite.

La destruction de l’intimité, le recours à la violence et la torture, ont frappé les esprits mais ne constituent pas la plus grande originalité de l’univers décrit par “1984”. La vision la plus forte que le roman propose est celle du Ministère de la Vérité, dont le travail consiste à la fois à réécrire le passé, mais aussi à produire tout ce qui peut constituer le savoir et l’information contemporaine. L’Etat supprime de la sorte historiens et journalistes, ces chercheurs de vérité, pour leur substituer des fonctionnaires qui écrivent ce qu’il convient de lire. Enfin vient cette fulgurance, l’idée d’inventer une langue nouvelle, le novlangue, qui viendrait transformer la pensée. L’Etat assure alors sa victoire totale sur la liberté, banissant la liberté de conscience au coeur même du cerveau, ce que ni les goulags ni les camps de concentration n’étaient vraiment parvenus à accomplir. Orwell pousse ainsi à son paroxysme l’avilissement qu’il reprochait à la langue de son temps, dont les expressions toutes faites “penseront à votre place, et au besoin vous rendront un grand service en dissimulant partiellement, y compris à vous-même, ce que vous voulez dire[5].

Albert Camus fut un formidable professeur de liberté, et réellement un homme libre lui-même[6]. Dans “L’homme révolté”, il dresse le procès du fascisme et du communisme en pointant parfaitement le totalitarisme d’Etat. Toutefois il ne fait pas oeuvre de politologue mais de philosophe lorsqu’il en débusque la dimension métaphysique. Exercice facile avec la mystique nazie, il ne la loupe pas non plus quand il montre que la prophétie de Marx d’une société sans classe se casse les rêves sur le réel. “Comment un socialisme, qui se disait scientifique, a-t-il pu se heurter ainsi aux faits? La réponse est simple : il n’était pas scientifique.[7] En effet, il s’agissait d’une métaphysique. Puis très vite, Camus le philosophe – et surtout l’esthète franc-tireur, emporte sa réflexion vers d’autres horizons.

Par comparaison, George Orwell agit comme un mécanicien. Il démonte le moteur du toralitarisme, et quand toutes les pièces sont sur le sol, tout semble limpide. C’est avec ses mains qu’Orwell développe sa critique radicale de l’appareil d’Etat en tant que tel, en tant qu’outil utile sans doute, mais dont le potentiel totalitaire reste un danger permanent. La Peste s’impose par sa force lyrique, là où 1984 se fait réquisitoire implacable. Ainsi George Orwell incarnera toujours selon moi, cet homme de gauche qui se méfie de l’Etat comme de la peste.


Marc de Haan, le 13 mars 13.

Albert memorial, Londres



[1] Georges ORWELL, lettre à Celia Kirwan, 20 janvier 1948, in Essais, articles, lettres, volume IV, p 482, Editions  Ivrea, 2001.
[2] John NEWSINGER, La politique selon Orwell, p. 213, Agone, 2006.
[3] George ORWELL, A ma guise, paru dans Tribune le 22 novembre 1946 ; op cit, p.292.
[4] Ibidem, Politique contre littérature, à propos des Voyages de Gulliver, Polemic, septembre-octobre 1946, p.259.
[5] Ibidem, La politique et la langue anglaise, Horizon, avril 1946, p.167.
[6] Ce qui lui fut sans doute plus facile en devenant riche et célèbre, tandis qu’Orwell resta pauvre et relativement méconnu de son vivant.
[7] Albert CAMUS, L’homme révolté, Essais, page 624, Bibliothèque de La Pléiade.

mardi 19 février 2013

La violence (contre soi) et le sacré


S’immoler dans une banque. S’immoler devant le “pôle emploi”. Ainsi on s’immole à notre porte, plus seulement en extrême-orient, plus seulement en Tunisie.

Depuis quand un Européen ne s’était-il plus ainsi incendié ? Depuis la mort de Jan Palach en 1969 sur la place Venceslas, pour protester contre la prise de pouvoir du totalitarisme communiste? Vivons nous vraiment aujourd’hui une crise dont la désespérance soit à la mesure de l’écrasement du printemps de Prague par les chars soviétiques?

D’un printemps à l’autre, la mort de Mohamed Bouzizi voici deux ans a engendré des manifestations qui sont devenues révolution, et déclenché le printemps arabe. On peine à imaginer depuis Bruxelles qu’une révolution soit en marche en Europe. Elle aurait déjà commencé en Grèce ou en Espagne, et elle se répandrait partout où la souffrance sociale se fait insupportable, portée par de tels actes d’éclat… Mais nous sommes en démocratie, la révolution n’a guère de sens, il devrait suffire de voter autrement pour bâtir la société autrement. Les plus désabusés diront que viendrait-elle, plutôt que lui envoyer des chars, on distribuerait des Ipad à tous les manifestants, et tout rentrerait dans l’ordre.

L’immolation par le feu n’en reste pas moins extrêmement marquante, et en 1969 comme en 2013, elle frappe les imaginations par sa violence. Il s’agit d’une forme de suicide particulièrement douloureuse et incertaine. L’agonie, la dégradation physique, sont épouvantables. Les flammes sont belles, télégéniques, elles garantissent l’accès aux médias. La cause sera servie, même si ses contours sont flous, et si dans ce geste de désespoir une détresse psychologique – distincte des strictes conditions sociales, doit jouer un grand rôle.

Enfin, les flammes sont purificatrices… Cette purification renvoie à une autre dimension du sacrifice: le sacrifice symbolique, dont le rôle serait non de provoquer la révolution, mais au contraire de l’absorber en la jouant sur une petite scène. Deux mètres carrés de cendres et d’essence, un petit théâtre où le désespoir s’exprime, où toute sa violence se consume, pour qu’elle n’éclate pas demain dans les rues.

Le principe nous est connu grâce à “La violence et le sacré” de René Girard, qui a démontré la rationalité, voire la sagesse, des sacrifices humains pratiqués par les sociétés primitives. Plutôt que risquer d’entrer dans l’engrenage de la vengeance et donc la perpétuation de la violence, elles vont éviter de transformer le coupable en victime. Elle vont sacrifier un substitut dont l’immolation n’entraînera pas de représailles puisque toute la société en reconnaît l’utilité. L’innocent est tué parce qu’il est innocent. Son sacrifice permet de tromper la violence, de la détourner sur des victimes symboliques qui n’appelleront pas vengeance.

Les désespérés qui s’aspergent d’essence n’ont certes pas de telles motivations à l’esprit, mais on ne peut écarter l’idée que leur acte joue plus un rôle de sacralisation que de sensibilisation. Il n’est pas besoin d’immolation pour sensibiliser à la pauvreté, un journal télévisé y suffit ; et une immolation ne provoquera pas ce sursaut moral que l’on attendrait des puissants qui régissent le monde. Non, la violence que ces malheureux se font à eux mêmes a pour effet véritable de sacraliser leur souffrance et consumer la nôtre, pour qu’elle devienne plus supportable. En ce sens, ils se sacrifient pour la collectivité. C’est peu, et gigantesque à la fois.



dimanche 17 février 2013

Tu ne veux pas mourir



Ton corps est complètement délabré. Il est ton enfer, ta prison, depuis des années. Tu passes d’une souffrance à l’autre, de douleurs en inconvénients, de blessures en humiliations. Ce corps, jadis si beau et athlétique, tu le portes comme une croix, cheminant sans fin vers le calvaire. Régulièrement tu le déposes à l’hôpital, où t’attend la mort. Mais tu la combats de toutes tes forces, avec une volonté inouïe. Alors tu reprends lentement le dessus, et tu ressors en taxi sous le ciel gris. Pour quelques semaines de vie misérable, à traîner ton oxygène portable de ton bureau au fauteuil.

Pourtant tu ne veux pas mourir, comme je te comprends. Ton corps est en ruines, mais ton esprit est intact. Tu n’es pas si vieux, tu as toujours les mêmes envies, les mêmes besoins. Tu rêves de conduire ton bateau, de dévaler des pentes à ski. Tu rêves de travailler, de créer, de négocier, de t’amuser, de rire, de jouer, de faire l’amour. Ton esprit a juste envie de vivre septante années encore.

Puis, tu te sens responsable de tes quatre enfants, surtout des plus jeunes, qui ne sont qu’au début du chemin. Tu veux les protéger encore, les accompagner, être certain que pour eux tout ira bien. Tu ne veux pas encore leur lâcher la main. Tu ne veux pas mourir maintenant. Comme je te comprends.

Pourtant parfois je doute. Je me demande si tu ne fais pas fausse route.

Je pense à Hugo Claus, qui a choisi de mourir plutôt que laisser la maladie d’Alzheimer le changer en un autre pour mieux le tuer. Je pense à cet ami d’ami, qui a niqué le cancer, qui a organisé son départ comme une fête, expliquant à tous qu’il ne voyait pas d’utilité à souffrir, et encore moins à faire souffrir avec lui tous ceux qu’il aime. C’est si douloureux d’assister impuissant au martyre de ses proches. Un acte de générosité, un acte d’amour, l’euthanasie.

Mais tu choisis ton chemin, à ta façon, et je dois reconnaître que tu es ainsi fidèle à ta personnalité indomptable, à ta vision prométhéenne de l’existence. C’est ta vie, et ta mort.

Je feuillette le papier bible de mon vieux Schopenhauer : « La mort de tout homme de bien est douce et tranquille ; mais mourir sans répugnance, mourir volontiers, mourir avec joie est le privilège de l’homme résigné, de celui qui renonce à la volonté de vivre et la renie : car seul il veut une mort réelle, et non plus seulement apparente ; par la suite il ne sent ni le besoin ni le désir d’aucune permanence de sa personne. L’existence que nous connaissons, il la quitte sans peine ; ce qui la remplace est néant à nos yeux, parce que justement notre existence, comparée à celle-là, n’est qu’un néant. La foi bouddhiste nomme cette existence nirvana, c’est à dire extinction. »

Tu ne veux pas mourir, comme je te comprends. Tu feras ça quand tu seras prêt.



Le Mythe de Prométhée serait un mythe




Le mythe de Prométhée, vous connaissez ? Bien sûr, cette histoire d’un type qui vole le feu aux Dieux. Cette audace, cette désobéissance absolue, ce gros doigt montré au divin… Tous ceux qui ont fréquenté la bibliothèque des sciences humaines de l’ULB ont travaillé sous le Prométhée du peintre symboliste Jean Delville, incarnant dans ce contexte le porteur de lumière éclairant les ténèbres. Avec ce mythe, la liberté humaine se trouve les racines les plus anciennes. Il a ouvert la voie au cartésianisme, puis à la philosophie des lumières, et jusqu’à l’existentialisme. On le connaît, on croit le connaître, or en réalité il n’ouvre la voie vers la mort de Dieu que parce qu’on ne le lit pas jusqu’au bout. Mais disons-le d’emblée : ce n’est pas grave. Ce n’est qu’un mythe.

Le mythe de Prométhée, populaire durant l’antiquité, nous est connu par Hésiode et Eschyle, mais aussi par Platon qui en a donné la pleine mesure philosophique dans le Protagoras. Protagoras d’Abdère (vers -485 -411) était un de ces sophistes influents combattus par Socrate, qui va particulièrement lancer une joute verbale avec lui sur la question de l’enseignement des vertus. Protagoras lui réplique avec l’histoire d’Epiméthée et Prométhée, ces deux fils de Titans, auxquels les Dieux de l’Olympe confient une mission passionnante : créer des mortels.

Epiméthée, qu’on imagine volontiers angoissé voire procrastinateur, veut commencer par les animaux. Il les crée avec tout le soin d’un vrai perfectionniste, en leur donnant ce subtil équilibre de défauts et de qualités qui permettra à leur race de se perpétuer. Des fourrures contre le froid, des dents pour mordre, mais aussi les pattes pour se sauver, un long cou pour manger les feuilles hautes… tout sera parfait, l’animal sera dès l’origine doté de tout, absolument tout le nécessaire. Si bien que lorsque son frère Prométhée veut créer l’homme, il ne reste plus rien, aucun attribut. L’homme est nu, sans qualité, totalement vulnérable. L’homme mortel, trop mortel, en sorte qu’il serait illusoire d’espérer que des générations se succèdent.

Prométhée va donc réaliser son exploit inouï : « ne sachant qu’imaginer pour donner à l’homme le moyen de se conserver, (il) vole à Athéna et Héphaïstos la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l’homme. »[1]

L’être humain dispose ainsi du moyen de survivre. Il est le receleur du feu et des arts, le receleur de la créativité, qu’il exercera non seulement sur les choses qui l’entourent, mais aussi sur lui même, en se recréant perpétuellement. Le mythe donne ainsi le point de départ à cette idée formidable d’une capacité de l’homme à tracer lui-même son chemin, à évoluer, à se transformer, tandis que l’animal reste tel qu’au premier jour. Il pourra tout au plus évoluer à terme de millénaires, au gré du processus darwinien, tandis qu’à bien des égards, nous rejetons nos parents dans une préhistoire de nos réalités d’aujourd’hui.

La philosophie des lumières se saisira de cette vision fulgurante. Jean-Jacques Rousseau d’abord, qui dans le « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes », cherche à établir ce qui distingue l’homme de l’animal. Ce ne sera pas cette âme dont les animaux seraient dépourvus. Le propre de l’homme ne sera pas non plus la parole, ni le rire, ni l’intelligence. L’homme se différencie en réalité de l’animal par sa perfectibilité. Ce terme qui nous est aujourd’hui si familier, Rousseau l’emploie dans le troisième quart du XVIIIème siècle, et l’on imagine son incongruité dans le contexte théologique de son époque. « Perfectibilité » apparaît du reste en italique dans la nouvelle édition de 1776[2], ce qui laisse penser à un néologisme. Et pourtant ce que le citoyen de Genève décrit n’est rien d’autre, trait pour trait, que la distinction entre l’homme et l’animal telle qu’héritée de Prométhée et Epiméthée :

« Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait toutes les  opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes en qualité d’agent libre. L’un choisit et rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté; … »[3]

Jean-Jacques Rousseau établit que ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est précisément sa liberté, sa perfectibilité. Il poussera le raisonnement très loin, comprenant, deux cent ans avant la bombe atomique, que cette liberté peut le mener tout aussi bien à sa perte. Avec la fameuse formule indiquant que chez l’homme « la volonté parle encore quand la nature se tait »[4], il indique que la liberté humaine ne connaît pas de limite, elle lui permet de transcender toutes ses déterminations, que ce soit pour son plus grand profit comme pour se détruire lui-même. La machine libératrice est lancée : Kant fondera sur ce postulat toute sa morale, et dans sa foulée se développeront la pensée de Fichte, Husserl, Heidegger, Sartre et tant d’autres. Cette postérité exceptionnelle, Platon l’aurait pourtant certainement… désavouée.

Certes Platon recourt abondamment au mythe, qui participe du processus de réminiscence, toute connaissance étant pour lui la recherche d’une vérité préexistante. Mais il l’utilise plus volontiers dans un texte autonome que dans le dialogue même, contrairement à Protagoras qu’il présente en sophiste exploitant le mythe comme ornement de langage, artifice de persuasion. Le mythe de Prométhée n’apparaît chez Platon que pour permettre à Socrate de prendre Protagoras à son propre piège dialectique. Le philosophe veut en réalité casser l’idée héraclitéenne, défendue par le sophiste, que l’homme est la mesure de toute chose. En clair, le mythe de Prométhée, ce n’est pas le mythe de la caverne : c’est un mini-mythe, il n’a pas ce statut fondateur d’une généalogie de l’âme.

Mais il y a plus : le discours de Protagoras n’autorise pas cette vision existentialiste de Prométhée. Dans la conception ancienne, nul emballement libertaire une fois l’humain entré en possession de « son lot divin ». Au contraire, il commence par croire à l’existence des Dieux, par opposition aux animaux qui n’ont pas bénéficié de ce commerce privilégié avec eux. Il se lance dans le développement de la parole, de la culture et de la technique. Il fait la guerre aux animaux et en triomphe en se groupant dans des villes. Le voici donc vivant en société, et que fait-il alors ? Il se met à s’entretuer bien entendu ! Il se livre tout entier aux passions égoïstes, à l’exercice du mal. Il faut croire que Zeus trouvait ce mortel distrayant qu’il ne le laissa pas ainsi s’anéantir, et lui envoya Hermès, pour « porter aux hommes la pudeur et la justice, pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié »[5]. Le message est clair : sans ce nouveau coup de pouce divin, les hommes auraient été incapables de développer une morale. Or cette morale est précisément une condition nécessaire à leur survie, sans elle en effet ils se massacreraient jusqu’au dernier. Non seulement l’audacieux Prométhée a été atrocement puni, mais en plus les Dieux lui signifient son échec : avec seulement le feu et les arts, les hommes se révèlent pires que les bêtes, et leur survie n’est en rien garantie.

Le mythe platonicien ne consacre donc qu’une liberté toute relative, car incapable de créer du sens, de produire une morale. Toute la pensée ancienne, qu’elle soit cosmologique ou théologique, maintiendra avec la plus grande fermeté ce postulat : pas de morale hors du divin, l’homme livré à lui-même est dangereux comme un petit enfant armé d’un grand couteau. Pour mener une vie vertueuse il aura besoin de règles dictées par son créateur, il lui faudra une religion, un livre, une loi. Pensée très ancienne, pensée archaïque, mais plus vivante que jamais sur toute la surface de la terre en ce début de XXIème siècle.


Nous qui ne voudrions pas lire le mythe de Prométhée au delà du passage XI sommes donc contraints à défendre résolument la possibilité d’une morale sans l’intervention d’Hermès. Situation délicate qu’est la nôtre, car parce que notre révolution est ancienne déjà, nous sommes des progressistes montrés du doigts comme des conservateurs par des plus conservateurs que nous, dont les sources sont pourtant si anciennes qu’elles se perdent dans la nuit des temps humains. A nous de réagir, quitte à passer pour réactionnaires quand c’est précisément un inspirateur de révolutions comme Rousseau qui du joug de Zeus nous libéra.

Au vieux mythe de la nécessité morale de Dieu, quel mythe pourrions-nous opposer ? Un Prométhée amputé d’un épisode ? Un autre détournement de mythe, un mythe nouveau ? Nous trouverons certes à opposer des paraboles, mais aucune n’aura la force d’un archétype culturel immémorial. Nous ne disposons en fait que d’arguments. De l’anti-mythe.

Mais quels arguments ! Rien que l’épaisseur des trois critiques kantiennes nous fournit un rempart philosophique contre la vision théologique héritée du Prométhée platonicien. Pour Emmanuel Kant, non seulement une vertu sans Dieu est possible, mais c’est une vertu avec Dieu qui est impossible. Il faut impérativement se délivrer d’une pseudo morale qui serait inspirée par la crainte du châtiment et le désir de la récompense, pour entrer dans une morale désintéressée, seule parfaite car dégagée de notre nature égoïste. Kant concède que se soumettre à la loi divine permet de respecter in concreto la loi morale mais de manière trop hypocrite pour être en soi vertueuse. Il ne s’agit alors que d’une morale mécanique, agie par de vertueux automates : « … la plupart des actions conformes à la loi seraient produites par la crainte, très peu par l’espérance, et absolument aucune par le devoir, et la valeur morale des actions en revanche, sur laquelle seule repose pourtant la valeur de la personne et même du monde aux yeux de la sagesse suprême, n’existerait absolument pas »[6]. Comme le dit Luc Ferry, pour Kant la religion corrompt la vertu au cœur même de la vertu, telle une bonne âme qui tiendrait compagnie à un mourant dans le seul but de capter son héritage. Loin de garantir la morale, la religion la détruit au contraire.

Nous pourrions écrire bien des pages enthousiastes pour de ceci  tout comprendre et tirer toutes les conséquences. Mais en avons-nous encore le goût en ces temps angoissants ?

Sans doute nous arrive-t-il de nous sentir fatigués, voire exaspérés par le Prométhée arrogant. Cet orgueilleux, tendu vers un progrès finalement douteux, un progrès certes technique, mais si peu moral. Prométhée prometteur de beaux jours, d’un avenir radieux qui tarde tant, d’une espérance justement plus compatible avec la foi qu’avec la raison. Platon nous apporterait alors un mythe plus équilibré, plus supportable dans ce monde sans tendresse. Un Prométhée qui offrirait par son ambivalence un refuge à notre envie de nature, notre nostalgie, notre besoin de sécurité, notre peur de l’avenir. Pourtant, à y bien penser, Rousseau ne nous propose-t-il pas une meilleure réponse à cette angoisse ? Plutôt que subir, rectifier le tir. En bien comme en mal, notre avenir est entre nos mains, et comme a joliment glissé Joan Baez, « l’action est l’antidote du désespoir ».

Prométhée nous a fait rêver, mais il ne nous sera pas d’un grand secours face aux mythes de la pensée archaïque qui voudra toujours régner en maître sur les affaires humaines. Leur profusion, leur richesse, leur puissance, leur beauté aussi – sont un hyper carburant pour la foi. Devons-nous leur opposer les nôtres, en inventer de nouveaux ? Ou tout simplement défendre notre liberté pied à pied, avec la seule arme dont on dispose vraiment : elle-même.



Marc de Haan
Saint-Idesbald, 30 décembre 2012.








[1] PLATON, Protagoras, 320c-321C, XI, Garnier-Flammarion, 1967, page 53.
[2] Œuvres mêlées de Mr Rousseau de Genève, nouvelle édition, tome second, Londres, M.DCC.LXXVI.
[3] Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, op.cit. première partie, p.39.
[4] Jean-Jacques ROUSSEAU, idem.
[5] PLATON, op.cit., 321c-322d, XII, p. 53
[6] Emmanuel KANT, Critique de la raison pratique, Ire partie Livre II Chap.II, IX., Du rapport sagement proportionné des facultés de connaître de l’homme à sa destination pratique, Garnier Flammarion, 2003, p. 278.

Hommage à Pierre Verstraeten



Jeudi @scrunelle m'a gazouillé dans l'oreille que Pierre Verstraeten est décédé le 11 février à Mijas, dans sa retraite espagnole.



Verstraeten - car les étudiants privent leurs professeurs de leur prénom - nous a profondément marqués lors de nos études de philosophie à l'ULB, si bien que lorsque nous l'évoquions, nous avions plaisir à nous appeler #teamverstraeten. C'est déjà lui faire injure bien entendu, parce qu'un professeur de liberté n'a pas vocation à conduire des disciples, mais cela ne lui aurait sans doute pas été désagréable.



Quand pour la première fois on débarquait à 18 ans dans le "2215" où le maître officiait, le choc était terrible. Formés dans un pays où l'on croit qu'il vaut mieux séparer les élèves par des cours de religion plutôt que les unir dans un cours de philosophie, nous ne savions en réalité rien de la matière dont nous entamions l'étude. Et nous découvrions ce petit homme à la fois très beau et tordu, qui parlait une langue très belle et complètement tordue. Une langue totalement incompréhensible. Si bien que je pensai au sortir de ce premier cours que jamais je ne réussirais des études aussi difficiles...


Certains étaient découragés, d'autres subjugués, d'autres encore affectaient de comprendre pour entrer dans la petite élite de l'Institut de philosophie. Moi je commençai par me révolter contre ce discours qui me semblait abscons, abstrait, hors de la vraie vie, hors de la souffrance comme du bonheur. Paradoxalement, c’est quand je renonçai à vouloir comprendre les paroles de Verstraeten que je commençai à les saisir. Je n’écoutais que la musique, et le texte me vint.

Les années passèrent. Du « 2215 » nous avons migré dans les petites classes lambrissées de l’avenue Buyl, et nous le découvrîmes de près, dans de passionnants échanges. Sans doute n’avions-nous pas la maturité pour le suivre vraiment, mais l’immersion philosophique était totale et féconde.

Verstraeten, c’était Sartre évidemment. Grâce à lui j’ai dévoré avec passion, et plusieurs fois, l’illisible Critique de la raison dialectique. Le souffle libertaire de l’existentialisme m’a littéralement emporté, malgré toutes mes préventions contre le marxisme qui me semblait d’essence totalitaire. Sartre s’est installé dans ma galerie de portraits de libérateurs, aux côtés de Montaigne, Spinoza, Descartes, Rousseau, Kant, Schopenhauer, Nietzsche… tel une figure de radicalité, un révolutionnaire comme on les aime à 20 ans. Mais en réalité, c’était Verstraeten dont j’avais accroché le portrait au mur de mes idées…

Je souhaite à tous les étudiants de rencontrer un Professeur comme Verstraeten. Quelqu’un qui les bouscule, les insécurise, les emporte, et  les révèle à eux-mêmes. Un Professeur que l’on n’oublie jamais.

Verstraeten, lui, m’avait certainement oublié. Je prenais beaucoup mais ne je ne donnais pas assez. Lors de mon dernier examen en seconde licence, il me dit :  « Je vous mets une bonne cote, mais vous pourriez faire beaucoup mieux. Ceci dit, quand je vois la fille qui vous attend dans le couloir, je comprends que vous ayez autre chose à penser que la philosophie ».

Car il n’était pas du tout abstrait, Monsieur Verstraeten.