dimanche 17 février 2013

Tu ne veux pas mourir



Ton corps est complètement délabré. Il est ton enfer, ta prison, depuis des années. Tu passes d’une souffrance à l’autre, de douleurs en inconvénients, de blessures en humiliations. Ce corps, jadis si beau et athlétique, tu le portes comme une croix, cheminant sans fin vers le calvaire. Régulièrement tu le déposes à l’hôpital, où t’attend la mort. Mais tu la combats de toutes tes forces, avec une volonté inouïe. Alors tu reprends lentement le dessus, et tu ressors en taxi sous le ciel gris. Pour quelques semaines de vie misérable, à traîner ton oxygène portable de ton bureau au fauteuil.

Pourtant tu ne veux pas mourir, comme je te comprends. Ton corps est en ruines, mais ton esprit est intact. Tu n’es pas si vieux, tu as toujours les mêmes envies, les mêmes besoins. Tu rêves de conduire ton bateau, de dévaler des pentes à ski. Tu rêves de travailler, de créer, de négocier, de t’amuser, de rire, de jouer, de faire l’amour. Ton esprit a juste envie de vivre septante années encore.

Puis, tu te sens responsable de tes quatre enfants, surtout des plus jeunes, qui ne sont qu’au début du chemin. Tu veux les protéger encore, les accompagner, être certain que pour eux tout ira bien. Tu ne veux pas encore leur lâcher la main. Tu ne veux pas mourir maintenant. Comme je te comprends.

Pourtant parfois je doute. Je me demande si tu ne fais pas fausse route.

Je pense à Hugo Claus, qui a choisi de mourir plutôt que laisser la maladie d’Alzheimer le changer en un autre pour mieux le tuer. Je pense à cet ami d’ami, qui a niqué le cancer, qui a organisé son départ comme une fête, expliquant à tous qu’il ne voyait pas d’utilité à souffrir, et encore moins à faire souffrir avec lui tous ceux qu’il aime. C’est si douloureux d’assister impuissant au martyre de ses proches. Un acte de générosité, un acte d’amour, l’euthanasie.

Mais tu choisis ton chemin, à ta façon, et je dois reconnaître que tu es ainsi fidèle à ta personnalité indomptable, à ta vision prométhéenne de l’existence. C’est ta vie, et ta mort.

Je feuillette le papier bible de mon vieux Schopenhauer : « La mort de tout homme de bien est douce et tranquille ; mais mourir sans répugnance, mourir volontiers, mourir avec joie est le privilège de l’homme résigné, de celui qui renonce à la volonté de vivre et la renie : car seul il veut une mort réelle, et non plus seulement apparente ; par la suite il ne sent ni le besoin ni le désir d’aucune permanence de sa personne. L’existence que nous connaissons, il la quitte sans peine ; ce qui la remplace est néant à nos yeux, parce que justement notre existence, comparée à celle-là, n’est qu’un néant. La foi bouddhiste nomme cette existence nirvana, c’est à dire extinction. »

Tu ne veux pas mourir, comme je te comprends. Tu feras ça quand tu seras prêt.