Ton
corps est complètement délabré. Il est ton enfer, ta prison, depuis des années.
Tu passes d’une souffrance à l’autre, de douleurs en inconvénients, de
blessures en humiliations. Ce corps, jadis si beau et athlétique, tu le portes
comme une croix, cheminant sans fin vers le calvaire. Régulièrement tu le
déposes à l’hôpital, où t’attend la mort. Mais tu la combats de toutes tes
forces, avec une volonté inouïe. Alors tu reprends lentement le dessus, et tu
ressors en taxi sous le ciel gris. Pour quelques semaines de vie misérable, à
traîner ton oxygène portable de ton bureau au fauteuil.
Pourtant
tu ne veux pas mourir, comme je te comprends. Ton corps est en ruines, mais ton
esprit est intact. Tu n’es pas si vieux, tu as toujours les mêmes envies, les
mêmes besoins. Tu rêves de conduire ton bateau, de dévaler des pentes à ski. Tu
rêves de travailler, de créer, de négocier, de t’amuser, de rire, de jouer, de
faire l’amour. Ton esprit a juste envie de vivre septante années encore.
Puis,
tu te sens responsable de tes quatre enfants, surtout des plus jeunes, qui ne
sont qu’au début du chemin. Tu veux les protéger encore, les accompagner, être
certain que pour eux tout ira bien. Tu ne veux pas encore leur lâcher la main.
Tu ne veux pas mourir maintenant. Comme je te comprends.
Pourtant
parfois je doute. Je me demande si tu ne fais pas fausse route.
Je
pense à Hugo Claus, qui a choisi de mourir plutôt que laisser la maladie d’Alzheimer
le changer en un autre pour mieux le tuer. Je pense à cet ami d’ami, qui a
niqué le cancer, qui a organisé son départ comme une fête, expliquant à tous
qu’il ne voyait pas d’utilité à souffrir, et encore moins à faire souffrir avec
lui tous ceux qu’il aime. C’est si douloureux d’assister impuissant au martyre
de ses proches. Un acte de générosité, un acte d’amour, l’euthanasie.
Mais
tu choisis ton chemin, à ta façon, et je dois reconnaître que tu es ainsi
fidèle à ta personnalité indomptable, à ta vision prométhéenne de l’existence.
C’est ta vie, et ta mort.
Je
feuillette le papier bible de mon vieux Schopenhauer : « La mort de
tout homme de bien est douce et tranquille ; mais mourir sans répugnance,
mourir volontiers, mourir avec joie est le privilège de l’homme résigné, de
celui qui renonce à la volonté de vivre et la renie : car seul il veut une
mort réelle, et non plus seulement apparente ; par la suite il ne sent ni
le besoin ni le désir d’aucune permanence de sa personne. L’existence que nous
connaissons, il la quitte sans peine ; ce qui la remplace est néant à nos
yeux, parce que justement notre existence, comparée à celle-là, n’est qu’un
néant. La foi bouddhiste nomme cette existence nirvana, c’est à dire
extinction. »
Tu
ne veux pas mourir, comme je te comprends. Tu feras ça quand tu seras prêt.