S’immoler
dans une banque. S’immoler devant le “pôle emploi”. Ainsi on s’immole à notre porte,
plus seulement en extrême-orient, plus seulement en Tunisie.
Depuis
quand un Européen ne s’était-il plus ainsi incendié ? Depuis la mort de Jan
Palach en 1969 sur la place Venceslas, pour protester contre la prise de
pouvoir du totalitarisme communiste? Vivons nous vraiment aujourd’hui une crise
dont la désespérance soit à la mesure de l’écrasement du printemps de Prague par
les chars soviétiques?
D’un
printemps à l’autre, la mort de Mohamed Bouzizi voici deux ans a engendré des
manifestations qui sont devenues révolution, et déclenché le printemps arabe.
On peine à imaginer depuis Bruxelles qu’une révolution soit en marche en
Europe. Elle aurait déjà commencé en Grèce ou en Espagne, et elle se répandrait
partout où la souffrance sociale se fait insupportable, portée par de tels
actes d’éclat… Mais nous sommes en démocratie, la révolution n’a guère de sens,
il devrait suffire de voter autrement pour bâtir la société autrement. Les plus
désabusés diront que viendrait-elle, plutôt que lui envoyer des chars, on
distribuerait des Ipad à tous les manifestants, et tout rentrerait dans
l’ordre.
L’immolation
par le feu n’en reste pas moins extrêmement marquante, et en 1969 comme en
2013, elle frappe les imaginations par sa violence. Il s’agit d’une forme de
suicide particulièrement douloureuse et incertaine. L’agonie, la dégradation
physique, sont épouvantables. Les flammes sont belles, télégéniques, elles
garantissent l’accès aux médias. La cause sera servie, même si ses contours
sont flous, et si dans ce geste de désespoir une détresse psychologique – distincte
des strictes conditions sociales, doit jouer un grand rôle.
Enfin, les
flammes sont purificatrices… Cette purification renvoie à une autre dimension
du sacrifice: le sacrifice symbolique, dont le rôle serait non de provoquer la
révolution, mais au contraire de l’absorber en la jouant sur une petite scène.
Deux mètres carrés de cendres et d’essence, un petit théâtre où le désespoir
s’exprime, où toute sa violence se consume, pour qu’elle n’éclate pas demain
dans les rues.
Le principe
nous est connu grâce à “La violence et le sacré” de René Girard, qui a démontré
la rationalité, voire la sagesse, des sacrifices humains pratiqués par les
sociétés primitives. Plutôt que risquer d’entrer dans l’engrenage de la
vengeance et donc la perpétuation de la violence, elles vont éviter de
transformer le coupable en victime. Elle vont sacrifier un substitut dont
l’immolation n’entraînera pas de représailles puisque toute la société en
reconnaît l’utilité. L’innocent est tué parce qu’il est innocent. Son sacrifice
permet de tromper la violence, de la détourner sur des victimes symboliques qui
n’appelleront pas vengeance.
Les
désespérés qui s’aspergent d’essence n’ont certes pas de telles motivations à l’esprit,
mais on ne peut écarter l’idée que leur acte joue plus un rôle de sacralisation
que de sensibilisation. Il n’est pas besoin d’immolation pour sensibiliser à la
pauvreté, un journal télévisé y suffit ; et une immolation ne provoquera pas ce
sursaut moral que l’on attendrait des puissants qui régissent le monde. Non, la
violence que ces malheureux se font à eux mêmes a pour effet véritable de
sacraliser leur souffrance et consumer la nôtre, pour qu’elle devienne plus
supportable. En ce sens, ils se sacrifient pour la collectivité. C’est peu, et
gigantesque à la fois.