dimanche 17 février 2013

Hommage à Pierre Verstraeten



Jeudi @scrunelle m'a gazouillé dans l'oreille que Pierre Verstraeten est décédé le 11 février à Mijas, dans sa retraite espagnole.



Verstraeten - car les étudiants privent leurs professeurs de leur prénom - nous a profondément marqués lors de nos études de philosophie à l'ULB, si bien que lorsque nous l'évoquions, nous avions plaisir à nous appeler #teamverstraeten. C'est déjà lui faire injure bien entendu, parce qu'un professeur de liberté n'a pas vocation à conduire des disciples, mais cela ne lui aurait sans doute pas été désagréable.



Quand pour la première fois on débarquait à 18 ans dans le "2215" où le maître officiait, le choc était terrible. Formés dans un pays où l'on croit qu'il vaut mieux séparer les élèves par des cours de religion plutôt que les unir dans un cours de philosophie, nous ne savions en réalité rien de la matière dont nous entamions l'étude. Et nous découvrions ce petit homme à la fois très beau et tordu, qui parlait une langue très belle et complètement tordue. Une langue totalement incompréhensible. Si bien que je pensai au sortir de ce premier cours que jamais je ne réussirais des études aussi difficiles...


Certains étaient découragés, d'autres subjugués, d'autres encore affectaient de comprendre pour entrer dans la petite élite de l'Institut de philosophie. Moi je commençai par me révolter contre ce discours qui me semblait abscons, abstrait, hors de la vraie vie, hors de la souffrance comme du bonheur. Paradoxalement, c’est quand je renonçai à vouloir comprendre les paroles de Verstraeten que je commençai à les saisir. Je n’écoutais que la musique, et le texte me vint.

Les années passèrent. Du « 2215 » nous avons migré dans les petites classes lambrissées de l’avenue Buyl, et nous le découvrîmes de près, dans de passionnants échanges. Sans doute n’avions-nous pas la maturité pour le suivre vraiment, mais l’immersion philosophique était totale et féconde.

Verstraeten, c’était Sartre évidemment. Grâce à lui j’ai dévoré avec passion, et plusieurs fois, l’illisible Critique de la raison dialectique. Le souffle libertaire de l’existentialisme m’a littéralement emporté, malgré toutes mes préventions contre le marxisme qui me semblait d’essence totalitaire. Sartre s’est installé dans ma galerie de portraits de libérateurs, aux côtés de Montaigne, Spinoza, Descartes, Rousseau, Kant, Schopenhauer, Nietzsche… tel une figure de radicalité, un révolutionnaire comme on les aime à 20 ans. Mais en réalité, c’était Verstraeten dont j’avais accroché le portrait au mur de mes idées…

Je souhaite à tous les étudiants de rencontrer un Professeur comme Verstraeten. Quelqu’un qui les bouscule, les insécurise, les emporte, et  les révèle à eux-mêmes. Un Professeur que l’on n’oublie jamais.

Verstraeten, lui, m’avait certainement oublié. Je prenais beaucoup mais ne je ne donnais pas assez. Lors de mon dernier examen en seconde licence, il me dit :  « Je vous mets une bonne cote, mais vous pourriez faire beaucoup mieux. Ceci dit, quand je vois la fille qui vous attend dans le couloir, je comprends que vous ayez autre chose à penser que la philosophie ».

Car il n’était pas du tout abstrait, Monsieur Verstraeten.