Jeudi @scrunelle m'a gazouillé dans l'oreille que Pierre Verstraeten est décédé le 11 février à Mijas, dans sa retraite espagnole.
Verstraeten
- car les étudiants privent leurs professeurs de leur prénom - nous a
profondément marqués lors de nos études de philosophie à l'ULB, si bien que
lorsque nous l'évoquions, nous avions plaisir à nous appeler #teamverstraeten.
C'est déjà lui faire injure bien entendu, parce qu'un professeur de liberté n'a
pas vocation à conduire des disciples, mais cela ne lui aurait sans doute pas
été désagréable.
Quand
pour la première fois on débarquait à 18 ans dans le "2215" où le
maître officiait, le choc était terrible. Formés dans un pays où l'on croit
qu'il vaut mieux séparer les élèves par des cours de religion plutôt que les
unir dans un cours de philosophie, nous ne savions en réalité rien de la
matière dont nous entamions l'étude. Et nous découvrions ce petit homme à la
fois très beau et tordu, qui parlait une langue très belle et complètement
tordue. Une langue totalement incompréhensible. Si bien que je pensai au sortir
de ce premier cours que jamais je ne réussirais des études aussi difficiles...
Certains
étaient découragés, d'autres subjugués, d'autres encore affectaient de
comprendre pour entrer dans la petite élite de l'Institut de philosophie. Moi
je commençai par me révolter contre ce discours qui me semblait abscons,
abstrait, hors de la vraie vie, hors de la souffrance comme du bonheur.
Paradoxalement, c’est quand je renonçai à vouloir comprendre les paroles de Verstraeten
que je commençai à les saisir. Je n’écoutais que la musique, et le texte me
vint.
Les
années passèrent. Du « 2215 » nous avons migré dans les petites
classes lambrissées de l’avenue Buyl, et nous le découvrîmes de près, dans de
passionnants échanges. Sans doute n’avions-nous pas la maturité pour le suivre
vraiment, mais l’immersion philosophique était totale et féconde.
Verstraeten,
c’était Sartre évidemment. Grâce à lui j’ai dévoré avec passion, et plusieurs
fois, l’illisible Critique de la raison dialectique. Le souffle libertaire de
l’existentialisme m’a littéralement emporté, malgré toutes mes préventions
contre le marxisme qui me semblait d’essence totalitaire. Sartre s’est installé
dans ma galerie de portraits de libérateurs, aux côtés de Montaigne, Spinoza,
Descartes, Rousseau, Kant, Schopenhauer, Nietzsche… tel une figure de
radicalité, un révolutionnaire comme on les aime à 20 ans. Mais en réalité,
c’était Verstraeten dont j’avais accroché le portrait au mur de mes idées…
Je
souhaite à tous les étudiants de rencontrer un Professeur comme Verstraeten.
Quelqu’un qui les bouscule, les insécurise, les emporte, et les révèle à
eux-mêmes. Un Professeur que l’on n’oublie jamais.
Verstraeten,
lui, m’avait certainement oublié. Je prenais beaucoup mais ne je ne donnais pas
assez. Lors de mon dernier examen en seconde licence, il me dit :
« Je vous mets une bonne cote, mais vous pourriez faire beaucoup mieux.
Ceci dit, quand je vois la fille qui vous attend dans le couloir, je comprends
que vous ayez autre chose à penser que la philosophie ».
Car
il n’était pas du tout abstrait, Monsieur Verstraeten.