Le mythe de Prométhée, vous
connaissez ? Bien sûr, cette histoire d’un type qui vole le feu aux Dieux.
Cette audace, cette désobéissance absolue, ce gros doigt montré au divin… Tous
ceux qui ont fréquenté la bibliothèque des sciences humaines de l’ULB ont
travaillé sous le Prométhée du peintre symboliste Jean Delville, incarnant dans
ce contexte le porteur de lumière éclairant les ténèbres. Avec ce mythe, la
liberté humaine se trouve les racines les plus anciennes. Il a ouvert la voie
au cartésianisme, puis à la philosophie des lumières, et jusqu’à
l’existentialisme. On le connaît, on croit le connaître, or en réalité il
n’ouvre la voie vers la mort de Dieu que parce qu’on ne le lit pas jusqu’au
bout. Mais disons-le d’emblée : ce n’est pas grave. Ce n’est qu’un mythe.
Le mythe de Prométhée,
populaire durant l’antiquité, nous est connu par Hésiode et Eschyle, mais aussi
par Platon qui en a donné la pleine mesure philosophique dans le Protagoras.
Protagoras d’Abdère (vers -485 -411) était un de ces sophistes influents combattus
par Socrate, qui va particulièrement lancer une joute verbale avec lui sur la
question de l’enseignement des vertus. Protagoras lui réplique avec l’histoire
d’Epiméthée et Prométhée, ces deux fils de Titans, auxquels les Dieux de
l’Olympe confient une mission passionnante : créer des mortels.
Epiméthée, qu’on imagine
volontiers angoissé voire procrastinateur,
veut commencer par les animaux. Il les crée avec tout le soin d’un vrai
perfectionniste, en leur donnant ce subtil équilibre de défauts et de qualités
qui permettra à leur race de se perpétuer. Des fourrures contre le froid, des
dents pour mordre, mais aussi les pattes pour se sauver, un long cou pour manger
les feuilles hautes… tout sera parfait, l’animal sera dès l’origine doté de
tout, absolument tout le nécessaire. Si bien que lorsque son frère Prométhée
veut créer l’homme, il ne reste plus rien, aucun attribut. L’homme est nu, sans
qualité, totalement vulnérable. L’homme mortel, trop mortel, en sorte qu’il
serait illusoire d’espérer que des générations se succèdent.
Prométhée va donc réaliser
son exploit inouï : « ne
sachant qu’imaginer pour donner à l’homme le moyen de se conserver, (il) vole à
Athéna et Héphaïstos la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le
feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait
présent à l’homme. »[1]
L’être humain dispose ainsi
du moyen de survivre. Il est le receleur du feu et des arts, le receleur de la
créativité, qu’il exercera non seulement sur les choses qui l’entourent, mais
aussi sur lui même, en se recréant perpétuellement. Le mythe donne ainsi le
point de départ à cette idée formidable d’une capacité de l’homme à tracer
lui-même son chemin, à évoluer, à se transformer, tandis que l’animal reste tel
qu’au premier jour. Il pourra tout au plus évoluer à terme de millénaires, au
gré du processus darwinien, tandis qu’à bien des égards, nous rejetons nos parents
dans une préhistoire de nos réalités d’aujourd’hui.
La philosophie des lumières
se saisira de cette vision fulgurante. Jean-Jacques Rousseau d’abord, qui dans
le « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes », cherche à établir ce qui distingue l’homme de l’animal. Ce
ne sera pas cette âme dont les animaux seraient dépourvus. Le propre de l’homme
ne sera pas non plus la parole, ni le rire, ni l’intelligence. L’homme se différencie
en réalité de l’animal par sa perfectibilité. Ce terme qui nous est aujourd’hui
si familier, Rousseau l’emploie dans le troisième quart du XVIIIème siècle, et
l’on imagine son incongruité dans le contexte théologique de son époque.
« Perfectibilité » apparaît du reste en italique dans la nouvelle édition
de 1776[2],
ce qui laisse penser à un néologisme. Et pourtant ce que le citoyen de Genève
décrit n’est rien d’autre, trait pour trait, que la distinction entre l’homme
et l’animal telle qu’héritée de Prométhée et Epiméthée :
« Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature
a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un
certain point, de tout ce qui tend à la détruire ou à la déranger. J’aperçois
précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que
la nature seule fait toutes les
opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes en
qualité d’agent libre. L’un choisit et rejette par instinct, et l’autre par
un acte de liberté; … »[3]
Jean-Jacques Rousseau établit
que ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est précisément sa liberté, sa
perfectibilité. Il poussera le raisonnement très loin, comprenant, deux cent
ans avant la bombe atomique, que cette liberté peut le mener tout aussi bien à
sa perte. Avec la fameuse formule indiquant que chez l’homme « la volonté parle encore quand la nature se
tait »[4], il indique
que la liberté humaine ne connaît pas de limite, elle lui permet de transcender
toutes ses déterminations, que ce soit pour son plus grand profit comme pour se
détruire lui-même. La machine libératrice est lancée : Kant fondera sur ce
postulat toute sa morale, et dans sa foulée se développeront la pensée de
Fichte, Husserl, Heidegger, Sartre et tant d’autres. Cette postérité
exceptionnelle, Platon l’aurait pourtant certainement… désavouée.
Certes Platon recourt abondamment
au mythe, qui participe du processus de réminiscence, toute connaissance étant
pour lui la recherche d’une vérité préexistante. Mais il l’utilise plus
volontiers dans un texte autonome que dans le dialogue même, contrairement à
Protagoras qu’il présente en sophiste exploitant le mythe comme ornement de
langage, artifice de persuasion. Le mythe de Prométhée n’apparaît chez Platon
que pour permettre à Socrate de prendre Protagoras à son propre piège
dialectique. Le philosophe veut en réalité casser l’idée héraclitéenne,
défendue par le sophiste, que l’homme est la mesure de toute chose. En clair,
le mythe de Prométhée, ce n’est pas le mythe de la caverne : c’est un
mini-mythe, il n’a pas ce statut fondateur d’une généalogie de l’âme.
Mais il y a plus : le
discours de Protagoras n’autorise pas cette vision existentialiste de
Prométhée. Dans la conception ancienne, nul emballement libertaire une fois l’humain
entré en possession de « son lot
divin ». Au contraire, il commence par croire à l’existence des Dieux,
par opposition aux animaux qui n’ont pas bénéficié de ce commerce privilégié
avec eux. Il se lance dans le développement de la parole, de la culture et de
la technique. Il fait la guerre aux animaux et en triomphe en se groupant dans
des villes. Le voici donc vivant en société, et que fait-il alors ? Il se
met à s’entretuer bien entendu ! Il se livre tout entier aux passions
égoïstes, à l’exercice du mal. Il faut croire que Zeus trouvait ce mortel distrayant
qu’il ne le laissa pas ainsi s’anéantir, et lui envoya Hermès, pour « porter aux hommes la pudeur et la justice,
pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié »[5].
Le message est clair : sans ce nouveau coup de pouce divin, les hommes
auraient été incapables de développer une morale. Or cette morale est
précisément une condition nécessaire à leur survie, sans elle en effet ils se
massacreraient jusqu’au dernier. Non seulement l’audacieux Prométhée a été atrocement
puni, mais en plus les Dieux lui signifient son échec : avec seulement le
feu et les arts, les hommes se révèlent pires que les bêtes, et leur survie
n’est en rien garantie.
Le mythe platonicien ne
consacre donc qu’une liberté toute relative, car incapable de créer du sens, de
produire une morale. Toute la pensée ancienne, qu’elle soit cosmologique ou
théologique, maintiendra avec la plus grande fermeté ce postulat : pas de
morale hors du divin, l’homme livré à lui-même est dangereux comme un petit enfant
armé d’un grand couteau. Pour mener une vie vertueuse il aura besoin de règles
dictées par son créateur, il lui faudra une religion, un livre, une loi. Pensée
très ancienne, pensée archaïque, mais plus vivante que jamais sur toute la
surface de la terre en ce début de XXIème siècle.
Nous qui ne voudrions pas lire le mythe de Prométhée au delà du passage XI sommes donc contraints à défendre résolument la possibilité d’une morale sans l’intervention d’Hermès. Situation délicate qu’est la nôtre, car parce que notre révolution est ancienne déjà, nous sommes des progressistes montrés du doigts comme des conservateurs par des plus conservateurs que nous, dont les sources sont pourtant si anciennes qu’elles se perdent dans la nuit des temps humains. A nous de réagir, quitte à passer pour réactionnaires quand c’est précisément un inspirateur de révolutions comme Rousseau qui du joug de Zeus nous libéra.
Au vieux mythe de la
nécessité morale de Dieu, quel mythe pourrions-nous opposer ? Un Prométhée
amputé d’un épisode ? Un autre détournement de mythe, un mythe
nouveau ? Nous trouverons certes à opposer des paraboles, mais aucune
n’aura la force d’un archétype culturel immémorial. Nous ne disposons en fait
que d’arguments. De l’anti-mythe.
Mais quels arguments !
Rien que l’épaisseur des trois critiques kantiennes nous fournit un rempart philosophique
contre la vision théologique héritée du Prométhée platonicien. Pour Emmanuel
Kant, non seulement une vertu sans Dieu est possible, mais c’est une vertu avec Dieu qui est impossible. Il faut
impérativement se délivrer d’une pseudo morale qui serait inspirée par la
crainte du châtiment et le désir de la récompense, pour entrer dans une morale
désintéressée, seule parfaite car dégagée de notre nature égoïste. Kant concède
que se soumettre à la loi divine permet de respecter in concreto la loi morale mais de manière trop hypocrite pour être
en soi vertueuse. Il ne s’agit alors que d’une morale mécanique, agie par de
vertueux automates : « … la
plupart des actions conformes à la loi seraient produites par la crainte, très
peu par l’espérance, et absolument aucune par le devoir, et la valeur morale
des actions en revanche, sur laquelle seule repose pourtant la valeur de la
personne et même du monde aux yeux de la sagesse suprême, n’existerait
absolument pas »[6].
Comme le dit Luc Ferry, pour Kant la religion corrompt la vertu au cœur même de
la vertu, telle une bonne âme qui tiendrait compagnie à un mourant dans le seul
but de capter son héritage. Loin de garantir la morale, la religion la détruit
au contraire.
Nous pourrions écrire bien
des pages enthousiastes pour de ceci
tout comprendre et tirer toutes les conséquences. Mais en avons-nous
encore le goût en ces temps angoissants ?
Sans doute nous arrive-t-il
de nous sentir fatigués, voire exaspérés par le Prométhée arrogant. Cet orgueilleux,
tendu vers un progrès finalement douteux, un progrès certes technique, mais si
peu moral. Prométhée prometteur de beaux jours, d’un avenir radieux qui tarde
tant, d’une espérance justement plus compatible avec la foi qu’avec la raison.
Platon nous apporterait alors un mythe plus équilibré, plus supportable dans ce
monde sans tendresse. Un Prométhée qui offrirait par son ambivalence un refuge
à notre envie de nature, notre nostalgie, notre besoin de sécurité, notre peur
de l’avenir. Pourtant, à y bien penser, Rousseau ne nous propose-t-il pas une
meilleure réponse à cette angoisse ? Plutôt que subir, rectifier le tir. En
bien comme en mal, notre avenir est entre nos mains, et comme a joliment glissé
Joan Baez, « l’action est l’antidote
du désespoir ».
Prométhée nous a fait rêver,
mais il ne nous sera pas d’un grand secours face aux mythes de la pensée
archaïque qui voudra toujours régner en maître sur les affaires humaines. Leur
profusion, leur richesse, leur puissance, leur beauté aussi – sont un hyper
carburant pour la foi. Devons-nous leur opposer les nôtres, en inventer de
nouveaux ? Ou tout simplement défendre notre liberté pied à pied, avec la
seule arme dont on dispose vraiment : elle-même.
Marc de Haan
Saint-Idesbald, 30 décembre
2012.
[1] PLATON,
Protagoras, 320c-321C, XI, Garnier-Flammarion, 1967, page 53.
[2] Œuvres
mêlées de Mr Rousseau de Genève, nouvelle édition, tome second, Londres, M.DCC.LXXVI.
[3] Jean-Jacques
ROUSSEAU, Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, op.cit. première
partie, p.39.
[6] Emmanuel
KANT, Critique de la raison pratique, Ire partie Livre II Chap.II, IX., Du
rapport sagement proportionné des facultés de connaître de l’homme à sa
destination pratique, Garnier Flammarion, 2003, p. 278.