Chapitre 1 : mERT à la fin !
Voici bientôt deux mois que le Premier Ministre grec Antonis
Samaras a ordonné l’arrêt des émissions de la radio-télévision ERT. Deux mois,
et sauf manœuvre prétexte pour satisfaire le Conseil d’Etat, le service public
audiovisuel grec se trouve toujours, dans le meilleur des cas, aux soins
palliatifs. La brutale fermeture le 11 juin 2013 avait provoqué une énorme
émotion. Une nouvelle fois la rue s’était mobilisée en Grèce, mais les
réactions avaient fusé de toute l’Europe.
Il y avait l’indignation pure et simple devant cette sorte
d’attentat contre un service public, qui faisait furieusement penser à un coup
d’Etat. A cette différence que quand une dictature s’installe, elle prend le
contrôle de la radio-télévision ;
or ici, le pouvoir s’en débarrasse, offrant ses parts d’audience et de
marché aux concurrents privés.
Il y avait l’émotion de tous ces Grecs qui ont grandi et
vécu dans la compagnie d’ERT, l’aimant comme un membre de leur famille. Peu
importe ses imperfections, elle constitue un référent fidèle, qui plus est
capable de programmer des films d’auteur et des émissions de fond dont les
médias privés se désintéressent.
Il y avait l’émotion raisonnée, qui tout en dénonçant la
fermeture, démontrait comment ERT avait creusé sa propre tombe par sa servilité,
sa médiocrité, sa gabegie financière et ses privilèges.
Enfin, il y avait cette masse de réactions, très présentes
sur les réseaux sociaux, qui manifestaient leur plaisir de voir disparaître ces
chaînes ennuyeuses et inutiles, dont le seul but était d’offrir de gros
salaires aux petits copains, et qui gaspillaient scandaleusement l’argent
public pour faire la même chose que le secteur privé, en moins bien.
Car tout le monde n’était pas offusqué de cet assassinat de
l’audiovisuel public, loin s’en faut. Par contre, ce qui aujourd’hui unit
l’opinion publique, pour ou contre, c’est l’oubli, l’indifférence. Deux mois,
c’est long. Depuis il y a eu des accidents de train, d’heureux événements
royaux, des petites phrases, des grands procès, la roue de l’actualité a
tourné.
A Athènes pourtant, le personnel d’ERT n’a pas baissé les
bras. La chaîne est devenue un service public pirate, dont les journalistes bénévoles
ont ouvert l’antenne aux expressions citoyennes, au débat pluraliste, aux idées
d’avant-garde, à la culture, à la contestation. Sur les ruines de
l’Institution, pousse un jardin d’idées qui peut-être réinvente le service
public. Dérisoire, certes. Indispensable néanmoins.
Deux mois sont passés, et avec le calme de l’été vient le
temps de la réflexion, celui de tenter de répondre à la fameuse interrogation :
à quoi bon maintenir des médias de service public ?
Cette vaste question peut être abordée d’un point de vue
idéologique, politique, historique, économique, sociologique, philosophique :
les angles ne manquent pas, et une thèse de doctorat ne suffirait pas à en
contenir le résultat. Mais je pose la question, de façon provocante, en
l’ancrant dans l’air du temps. J’aurais pu sobrement écrire « A quoi sert
le service public ? » ou « Pourquoi le service public ? ».
J’ai préféré « à quoi bon » pour exprimer la lassitude et indiquer
l’hypothèse que cela pourrait être « à quelque chose mauvais », avec
le verbe « maintenir » qui pose d’emblée que la seule alternative à
la suppression est le maintien, la survie, et non le développement, la
multiplication, la création. Bref, ma question est posée telle que l’auraient
posée ceux qui veulent y répondre : « A rien, supprimons ces
institutions archaïques ».
Répondre à cette question suppose de s’entendre sur le champ
d’action du service public. Dans une démocratie fonctionnant en économie de
marché, ses contours peuvent être très variables, allant d’une présence
régulatrice de l’Etat dans presque tous les secteurs de la vie en commun, à un
strict repli sur les fonctions régaliennes. L’essentiel, l’os, ce serait la
capacité de l’Etat à assurer la sécurité aux frontières et l’ordre public,
légiférer et rendre la justice, assurer le fonctionnement monétaire. On ne
parle pas ici d’enseignement, de santé, de travail, de logement, et encore
moins d’audiovisuel. Les fonctions régaliennes sont celles qui assurent la
souveraineté de l’Etat, non sa prospérité, et encore moins l’émancipation de
ses citoyens.
En Europe depuis la libération, la social-démocratie et le
libéralisme social s’entendent généralement sur un volant beaucoup plus large,
qui vise à assurer une certaine protection aux citoyens, et favoriser leur
développement matériel et personnel. Ici se glisse le service public
audiovisuel : il se justifie par son rôle émancipateur, de manière moins
fondamentale mais complémentaire de l’enseignement. Si l’Etat le finance, c’est
pour sa mission d’information et d’éducation permanente, qui doit aider chacun à
comprendre le monde et connaître ses droits, afin d’être un citoyen actif,
partie prenante de la démocratie. Non pas un passager du navire collectif, mais
un marin.
Certes, on ne peut nier que la radio et la télévision furent
des organes d’Etat avant d’être des services publics. Contrairement à la presse
écrite, née libre et restée telle, les médias audiovisuels ont été créés dans
le giron de l’Etat. Il lui revenait en effet d’attribuer les longueurs d’onde
indispensables à leur diffusion, mais aussi de garder le contrôle sur ces
amplificateurs aussi puissants que redoutables, dont le rôle stratégique est
considérable face aux menaces extérieures et aux révoltes internes.
Ainsi la transformation de la radio-télé d’Etat en service
public, c’est l’histoire d’une émancipation, d’une libération, voire d’un
combat, mené par des patrons et des travailleurs, pour faire de ces médias des
espaces de liberté et de progrès collectif. Une longue histoire, un long
chemin, sur lequel certains sont plus avancés que d’autres, mais tous sont
conscients que le respect du public commence par cette sage irrévérence.
L’erreur d’ERT, ou son malheur, fut peut-être d’avoir un peu traîné en chemin.
Une fois ce processus d’autonomisation parvenu à maturité,
la mission de service public prend tout son sens : la radio et la
télévision visent à émanciper la population, c’est à dire, libérer par le
savoir. Un idéal certes très éloigné de cet audiovisuel crétinisant qui domine
largement les écrans, mais qui anime encore une grande majorité des
travailleurs du secteur public, je puis en témoigner. Un idéal qui devrait
fédérer l’immense majorité des démocrates, n’est-ce pas ? Dès lors comment expliquer la médiocrité
de tant de programmes, leur parenté avec ceux des médias privés, et surtout la
désaffection du public ? Qu’est-ce qui ne marche pas, ou plus ?
Avant d’aborder les causes structurelles, je voudrais
souligner combien le rôle émancipateur est un message qui passe mal. Dire
aujourd’hui à votre public que vous voulez le libérer par la connaissance,
c’est s’exposer à recevoir une gifle. Du temps de Jaurès on pouvait dire aux
prolétaires que c’est en lisant les journaux qu’ils se libèreraient ;
aujourd’hui, c’est un anachronisme infantilisant. La population se tient pour
éduquée, elle a son avis et n'a guère envie de recevoir des leçons, surtout pas
d’une élite journalistique proche des pouvoirs, et donc suspecte. Le message
condescendant de l’éducation permanente est insupportable en des temps où la
connaissance semble à portée de clic, et le débat public ouvert à chacun sur
les réseaux sociaux.
Et pourtant… l’analphabétisme, l’absence de maîtrise de la
langue, le manque de repères et de culture, les mauvais résultats de nos
élèves, toutes ces réalités sont aussi mesurables, mesurées, et vont
grandissant avec la précarité sociale. Et pourtant… oserais-je écrire sans
mépris qu’étant pas mal à l’écoute de la parole inepte du quidam, je me dis
qu’il ne serait pas inutile qu’il regarde un peu plus Arte et un peu moins TF1 ?
Or les faits sont là, la première fait peu d’audience et auprès d’un public âgé,
tandis que la seconde reste le modèle dominant.
Voici le premier paradoxe du défenseur du service
public : il lui est interdit d’exprimer son idéal, car ceux qui en
bénéficieront seront les premiers à le rejeter. Sa motivation profonde, si noble, dont il est si fier, il doit aujourd'hui la taire. Elle devient honteuse, et il serait donc prudent d'avancer masqué. Il lui faudrait donc trouver un
autre prétexte, plus présentable au XXIème siècle, pour justifier la nécessité
de programmes financés par l’Etat. Euh… On en reparle, ok ?
A suivre…