dimanche 11 août 2013

Service (public) non compris (2)


Chapitre 2 : Le service public pour les nuls


Pour commémorer dignement le deuxième mois sans ERT, j’avais donc crânement posé la question de savoir « à quoi bon maintenir des médias de service public ? ». Je concluais sur l’impossibilité d’avouer l’idéal profond de la radio-télévision publique. Un idéal trop idéaliste justement. Trop généreux, mais aussi trop condescendant, voire moralisateur, pour une société qui masque son doute profond derrière l’arrogante certitude d’avoir tout compris. Justifier l’existence de la radio-télévision de service public par sa mission d’éducation permanente, ce serait décidément daté, trop vingtième siècle…

Or, il s’agit d’aligner de puissants arguments face aux Samaras de demain qui, à la faveur de la crise financière, seraient tentés d’occire quelques chaînes encombrantes. A l’heure de faire des choix et des sacrifices, ils ont en effet beau jeu de considérer que le secteur audiovisuel privé est parfaitement qualifié pour assurer un service satisfaisant, et qu’il n’y a plus de raison d’y consumer l’argent de l’Etat. En effet, si on considère les trois grands secteurs d’une programmation que sont l’information, le divertissement et la fiction (avec mille nuances et intersections entre eux), on ne voit pas a priori en quoi les chaines privées ne pourraient y pourvoir.

Naturellement, on pourrait retourner la question : « pour quelle raison masochiste l’Etat devrait maintenir l’autorisation d’émettre des opérateurs privés puisqu’ils font durement concurrence à ses propres chaînes ? » Proposition irréaliste, idéologiquement suspecte, et pour tout dire, fondamentalement liberticide… Mais quand on vit dans la culpabilité permanente de dépenser l’argent du citoyen, accordez-nous qu’oser la question, ça fait du bien, ça soulage. Un petit moment de provocation, où sans nier l’apport du secteur privé à la collectivité, on se souvient que son objectif premier reste de rétribuer ses actionnaires, tandis que pour le service public la priorité est l’intérêt général, et qu’elle est atteinte sans que personne ne se serve au passage.

Balayons les trois types de programmes cités plus haut, ce qui n’ira pas sans balayer devant notre porte.

Médias privés et publics produisent journaux et magazines d’information, et c’est même un de leurs grands champs de bataille concurrentielle. Au pays des Télétubbies, le privé se vautre dans le sensationnel et l’anecdotique afin de capter une audience maximale, tandis que le public privilégie la rigueur, l’objectivité et l’analyse. Dans la vraie vie par contre, on voit souvent le premier - conscient de sa responsabilité sociale - produire des émissions enrichissantes, et le second céder régulièrement à la facilité des codes dominants de l’information spectacle. Toutefois l’on sent bien que nul ne pourra sans se nier aller trop loin dans l’archétype de l’autre. S’agissant de chaînes généralistes, on perçoit encore que l’un donne la primauté au verbe « plaire », et le second au verbe « éclairer ».

L’information de service public ne se caractérise pas a priori par la déontologie journalistique. Celle-ci est commune à l’ensemble de la profession, même si d’évidence téléspectateurs et auditeurs du média public lui pardonnent beaucoup moins ses écarts[1]. L’exigence déontologique est nécessaire mais pas suffisante: il faut qu’il se distingue par son impartialité, sa rigueur, sa crédibilité, pour forger une aura de « référence ». Ainsi, le service public ne doit plus craindre de se poser en Institution. Comme le soutient le philosophe Bruno Latour[2], après des décennies de critique salutaire, les institutions démocratiques doivent aujourd’hui incarner « le geste de la confiance contre celui de la certitude » en organisant le débat sur les valeurs.

Institution décomplexée (pour reprendre l’expression à la mode), il faut donner au service public le champ libre pour exprimer sa créativité, son audace, voire son anticonformisme. Ne dépendant pas exclusivement du plaire, il peut se permettre le déplaire. Déplaire – avec respect et sérieux s’entend - constitue un acte citoyen, tant la désobéissance, comme l’a dit Oscar Wilde, est le moteur du progrès. C’est ici que le financement public fera la différence : il doit immuniser une part de son activité de la servilité à l’audience, et donc aux modes et idéologies dominantes. Si l’audiovisuel public est né « radio-télé d’Etat » aux ordres des gouvernements, dans une démocratie avancée il devient au contraire l’espace même de la liberté d’expression et d’information.

Certes la vigilance s’impose pour les équipes du service public : les impératifs de productivité et d’audience ne favorisent pas un travail d’information de qualité. Celle-ci réclame du temps, du personnel, et donc coûte cher. Le quotidien d’une telle rédaction est un exercice d’équilibre permanent entre moyens et objectifs de production. Exercice difficile mais pas impossible, qui réclame un management rigoureux et une très grande exigence éditoriale.

Une autre force de l’information de service public, pour peu qu’on la finance correctement, est précisément de produire. Produire, par opposition à acheter. Il est en effet possible aujourd’hui de diffuser un journal vidéo avec une large majorité d’informations achetées, échangées, sous-traitées… bref, dont on endosse la responsabilité éditoriale alors qu’on a raté l’étape fondamentale de la production : la décision de couvrir, et le choix de l’angle du reportage. Une gigantesque masse de contenus est ainsi partagée à bas prix entre tous les médias du monde, provoquant une extraordinaire uniformisation de l’information, et partant, de la pensée, de l’opinion publique. A contrario, le service public œuvre à la diversité en produisant son information, par nature exclusive, mais originale aussi par sa localisation. Le service public ne devra en effet son salut qu’au travail de terrain, régional et local. Il doit zoomer au plus serré des réalités de la société moderne, à une échelle où ses concurrents – largement plus puissants que lui, pourront difficilement descendre. Un tamis fin, pour recueillir l’or du réel.

La vision globale ne doit toutefois pas s’y abîmer. Quand il s’agira de considérer la réalité du monde, de nouveau le média public idéal trouvera la force d’aller y voir lui-même plutôt qu’acheter des informations digérées par d’autres. Son rôle est ainsi d’envoyer des équipes et d’entretenir des correspondants dans le monde entier, afin de ne pas seulement subir la vision des multinationales de l’actualité. On le sait, l’information internationale coûte très cher. On le sait, elle fait moins d’audience qu’un accident mortel au pont Van Praet. Mais son traitement systématique in situ constitue une mission de service public intrinsèque, car la compréhension des enjeux supranationaux par les citoyens est vitale pour que l’Europe s’y positionne utilement. Que nos médias soient ancrés localement s’impose, pour autant il convient d’éviter qu’ils se « provincialisent », pour reprendre l’expression de Jean-Paul Marthoz décrivant l’ignorance de l’information internationale par les médias américains[3].

On peut multiplier les exemples de tâches et d’approches de l’information que le secteur privé ne pourra vraiment développer, faute de rentabilité, et qui pourtant servent l’intérêt général de façon manifeste. Mais qu’il s’agisse de ces niches ou de la grande actualité qui s’impose à toute rédaction - qu’elle soit privée ou publique, cette dernière les traitera de manière singulière. Elle se demandera toujours si ses informations répondent à cet idéal Voldemort, cet idéal qu’on ne peut pas nommer. Servent-elles, par leur rigueur et leur pédagogie, cet idéal d’émancipation ? Oups, je l’ai encore dit !

A suivre …



[1] Pour se convaincre de l’exigence du public en la matière, il suffit de constater la surreprésentation de la RTBF dans les plaintes au Conseil de déontologie journalistique.
[2] Bruno LATOUR, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes (La Découverte), 2012.
[3] Jean-Paul Marthoz, Presse américaine, autisme et néo-conservatisme, in Médiatiques n°32, ORM – UCL.