(motocyclisme et existentialisme)
En descendant de la
voiture, ma fille a éclaté en sanglots. Choquée par la vue de cet accident,
mais plus encore par une phrase que j'avais prononcée en voyant l'ambulance de
réanimation partir sirène hurlante :
- "Survivre à un
pareil accident, il lui faudra de la chance..."
De ces petites phrases
définitives et imprudentes qu'un adulte laisse échapper, quand il oublie que
sur la banquette arrière les enfants les entendent, et doivent les digérer seuls
derrière le mur formé par les dossiers.
- "Ce n'est pas ce que j'ai vu qui me
fait pleurer" me dit ma fille, "mais c'est de penser qu'un
homme est en train de mourir".
Car les enfants peuvent
encore s'émouvoir de la mort d'inconnus. Une disposition qui sans doute
rendrait le monde meilleur, si elle ne s'émoussait avec les années. Mais ce
dimanche, moi aussi j'étais aussi touché par cet accident qui me renvoyait de
façon troublante à mon passé, mon passé de motard.
Ainsi quand sur l'autoroute ce groupe de motos nous a dépassés,
j'ai aussitôt pensé que cela pouvait tourner mal. Elles roulaient vite, certes,
mais surtout on voyait que les pilotes faisaient la course, entre eux et avec
les voitures, slalomant, freinant, puis accélérant furieusement.
Je me suis souvenu des virées entre copains, et de cette émulation qui insensiblement nous faisait rouler de plus en plus vite et de plus en plus fort. Puis de ces années de "pilote d'essai" pour un magazine spécialisé, durant lesquelles on cherchait les limites comme si c'était un devoir journalistique, et où rouler à plus de 200 semblait juste normal. Je n'ai pas renoncé quand sur une route d’Ardèche, j'ai vu un collègue passer sous un camion. Ni non plus quand je me suis retrouvé étendu dans un champ, parce que le virage était glissant, mais surtout parce que je m’accrochais à la roue d’une meilleure moto avec un meilleur pilote, qui lui n’est pas tombé.
Je me suis souvenu des virées entre copains, et de cette émulation qui insensiblement nous faisait rouler de plus en plus vite et de plus en plus fort. Puis de ces années de "pilote d'essai" pour un magazine spécialisé, durant lesquelles on cherchait les limites comme si c'était un devoir journalistique, et où rouler à plus de 200 semblait juste normal. Je n'ai pas renoncé quand sur une route d’Ardèche, j'ai vu un collègue passer sous un camion. Ni non plus quand je me suis retrouvé étendu dans un champ, parce que le virage était glissant, mais surtout parce que je m’accrochais à la roue d’une meilleure moto avec un meilleur pilote, qui lui n’est pas tombé.
Ma carrière de motard, je l’ai commencée à 15 ans, pas même l’âge du permis cyclomoteur. Jacky, un copain de ma grande sœur qui possédait une 350, me l’avait prêtée pour faire un tour. Il s’est terminé aux soins intensifs. Je revois mes parents penchés au-dessus du lit, avec ce masque blanc qui de leur visage laissait seulement voir les yeux mouillés de larmes. Je ne me pardonnerai jamais la peur que je leur ai infligée. Comme Jacky ne s’est jamais pardonné d’avoir passé sa moto au gamin que j’étais. Aujourd’hui, Jacky est à son tour sur un lit d’hôpital, depuis des mois, le corps en mille morceaux. Il a été fauché par une voiture qui fuyait la police. La moto, c’est aussi ça : les folies des jeunes, mais la vulnérabilité même pour les plus expérimentés.
L’accident de mes 15 ans ne m’a
pas vraiment traumatisé. Je me souviens surtout de l’admiration de mes copains
pour lesquels je devenais un héros, et de toutes les filles qui signaient mon
plâtre. J’ai promis à ma mère de ne plus toucher un guidon, promesse tenue
jusque la bonne vingtaine. Cette promesse m’a peut-être sauvé la vie, vouant mes
premières années de conducteur sur quatre roues et sous une carrosserie
protectrice. Motard repenti, motard rescapé, j’ai surtout eu la chance de
n’avoir jamais croisé l’automobiliste distrait ou les voyous en fuite. Je pense aussi avoir toujours gardé au
fond de moi une certaine sagesse, à moins que ce soit la frousse, qui retenait
la poignée de gaz. C’est cette conscience du danger qui m’a poussé, quelques
mois avant la naissance de mon ainée, à revendre ma 750 et ne plus jamais
monter sur une moto.
Une question me reste et m’habite
depuis cette époque. Pourquoi l’être humain - et particulièrement les jeunes
hommes - est ainsi tenté par ce flirt avec la mort ? Qu’avons-nous à
prouver ? Vivre n’est-il pas suffisamment dangereux sans chercher les
limites ? Et puisqu’il faut prendre des risques, ne peut-on s’en tenir aux
risques utiles et nécessaires ? Faut-il que nous soyons bêtes pour nous exposer
à mourir aussi bêtement ?
La condition humaine porte
décidément l’autodestruction en elle. Parce qu’elle est trop lourde à
supporter, et parce que l’immédiat nous aveugle, sans doute. Aussi parce que la
liberté définit notre humanité, et qu’elle emporte la faculté de se nuire,
voire d’en finir. Camus a écrit que le suicide est le seul problème
philosophique vraiment sérieux. Il y voyait une réponse à l’absurde par la
fuite plutôt que la révolte. Mais en deça de ce qui reste un jugement moral, se
détruire, ou risquer de se détruire, exprime le refus du destin, de l’idée même
de destin, la preuve par l’absurde. Jusqu’au fanatique qui se supprime en affirmant
accomplir l’œuvre de Dieu, réifié par son délire, il usurpe le pouvoir de celui
qu’il adore. L’homme devient homme en disant au grand absent : c’est moi
qui décide.