Chapitre 2 : Le service public pour les nuls
Pour commémorer dignement le deuxième mois sans ERT, j’avais
donc crânement posé la question de savoir « à quoi bon maintenir des
médias de service public ? ». Je concluais sur l’impossibilité
d’avouer l’idéal profond de la radio-télévision publique. Un idéal trop
idéaliste justement. Trop généreux, mais aussi trop condescendant, voire
moralisateur, pour une société qui masque son doute profond derrière l’arrogante
certitude d’avoir tout compris. Justifier l’existence de la radio-télévision de
service public par sa mission d’éducation permanente, ce serait décidément
daté, trop vingtième siècle…
Or, il s’agit d’aligner de puissants arguments face aux
Samaras de demain qui, à la faveur de la crise financière, seraient tentés
d’occire quelques chaînes encombrantes. A l’heure de faire des choix et des
sacrifices, ils ont en effet beau jeu de considérer que le secteur audiovisuel
privé est parfaitement qualifié pour assurer un service satisfaisant, et qu’il
n’y a plus de raison d’y consumer l’argent de l’Etat. En effet, si on considère
les trois grands secteurs d’une programmation que sont l’information, le
divertissement et la fiction (avec mille nuances et intersections entre eux),
on ne voit pas a priori en quoi les chaines privées ne pourraient y pourvoir.
Naturellement, on pourrait retourner la question : « pour
quelle raison masochiste l’Etat devrait maintenir l’autorisation d’émettre des opérateurs
privés puisqu’ils font durement concurrence à ses propres chaînes ? »
Proposition irréaliste, idéologiquement suspecte, et pour tout dire,
fondamentalement liberticide… Mais quand on vit dans la culpabilité permanente
de dépenser l’argent du citoyen, accordez-nous qu’oser la question, ça fait du
bien, ça soulage. Un petit moment de provocation, où sans nier l’apport du
secteur privé à la collectivité, on se souvient que son objectif premier reste
de rétribuer ses actionnaires, tandis que pour le service public la priorité
est l’intérêt général, et qu’elle est atteinte sans que personne ne se serve au
passage.
Balayons les trois types de programmes cités plus haut, ce
qui n’ira pas sans balayer devant notre porte.
Médias privés et publics produisent journaux et magazines
d’information, et c’est même un de leurs grands champs de bataille
concurrentielle. Au pays des Télétubbies, le privé se vautre dans le
sensationnel et l’anecdotique afin de capter une audience maximale, tandis que
le public privilégie la rigueur, l’objectivité et l’analyse. Dans la vraie vie
par contre, on voit souvent le premier - conscient de sa responsabilité sociale
- produire des émissions enrichissantes, et le second céder régulièrement à la
facilité des codes dominants de l’information spectacle. Toutefois l’on sent
bien que nul ne pourra sans se nier aller trop loin dans l’archétype de
l’autre. S’agissant de chaînes généralistes, on perçoit encore que l’un donne
la primauté au verbe « plaire », et le second au verbe «
éclairer ».
L’information de service public ne se caractérise pas a
priori par la déontologie journalistique. Celle-ci est commune à l’ensemble de
la profession, même si d’évidence téléspectateurs et auditeurs du média public lui
pardonnent beaucoup moins ses écarts[1].
L’exigence déontologique est nécessaire mais pas suffisante: il faut qu’il se
distingue par son impartialité, sa rigueur, sa crédibilité, pour forger une
aura de « référence ». Ainsi, le service public ne doit plus craindre
de se poser en Institution. Comme le soutient le philosophe Bruno Latour[2],
après des décennies de critique salutaire, les institutions démocratiques
doivent aujourd’hui incarner « le geste de la confiance contre celui de la
certitude » en organisant le débat sur les valeurs.
Institution décomplexée (pour reprendre l’expression à la
mode), il faut donner au service public le champ libre pour exprimer sa créativité,
son audace, voire son anticonformisme. Ne dépendant pas exclusivement du plaire, il peut se permettre le déplaire. Déplaire – avec respect et
sérieux s’entend - constitue un acte citoyen, tant la désobéissance, comme l’a
dit Oscar Wilde, est le moteur du progrès. C’est ici que le financement public
fera la différence : il doit immuniser une part de son activité de la
servilité à l’audience, et donc aux modes et idéologies dominantes. Si
l’audiovisuel public est né « radio-télé d’Etat » aux ordres des
gouvernements, dans une démocratie avancée il devient au contraire l’espace
même de la liberté d’expression et d’information.
Certes la vigilance s’impose pour les équipes du service
public : les impératifs de productivité et d’audience ne favorisent pas un
travail d’information de qualité. Celle-ci réclame du temps, du personnel, et
donc coûte cher. Le quotidien d’une telle rédaction est un exercice d’équilibre
permanent entre moyens et objectifs de production. Exercice difficile mais pas
impossible, qui réclame un management rigoureux et une très grande exigence
éditoriale.
Une autre force de l’information de service public, pour peu
qu’on la finance correctement, est précisément de produire. Produire, par opposition à acheter. Il est en effet possible
aujourd’hui de diffuser un journal vidéo avec une large majorité d’informations
achetées, échangées, sous-traitées… bref, dont on endosse la responsabilité
éditoriale alors qu’on a raté l’étape fondamentale de la production : la
décision de couvrir, et le choix de l’angle du reportage. Une gigantesque masse
de contenus est ainsi partagée à bas prix entre tous les médias du monde,
provoquant une extraordinaire uniformisation de l’information, et partant, de
la pensée, de l’opinion publique. A contrario, le service public œuvre à la
diversité en produisant son information, par nature exclusive, mais originale aussi
par sa localisation. Le service public ne devra en effet son salut qu’au
travail de terrain, régional et local. Il doit zoomer au plus serré des
réalités de la société moderne, à une échelle où ses concurrents – largement plus
puissants que lui, pourront difficilement descendre. Un tamis fin, pour
recueillir l’or du réel.
La vision globale ne doit toutefois pas s’y abîmer. Quand il
s’agira de considérer la réalité du monde, de nouveau le média public idéal trouvera
la force d’aller y voir lui-même plutôt qu’acheter des informations digérées
par d’autres. Son rôle est ainsi d’envoyer des équipes et d’entretenir des
correspondants dans le monde entier, afin de ne pas seulement subir la vision
des multinationales de l’actualité. On le sait, l’information internationale
coûte très cher. On le sait, elle fait moins d’audience qu’un accident mortel au
pont Van Praet. Mais son traitement systématique in situ constitue une mission
de service public intrinsèque, car la compréhension des enjeux supranationaux
par les citoyens est vitale pour que l’Europe s’y positionne utilement. Que nos
médias soient ancrés localement s’impose, pour autant il convient d’éviter
qu’ils se « provincialisent », pour reprendre l’expression de
Jean-Paul Marthoz décrivant l’ignorance de l’information internationale par les
médias américains[3].
On peut multiplier les exemples de tâches et d’approches de
l’information que le secteur privé ne pourra vraiment développer, faute de
rentabilité, et qui pourtant servent l’intérêt général de façon manifeste. Mais
qu’il s’agisse de ces niches ou de la grande actualité qui s’impose à toute
rédaction - qu’elle soit privée ou publique, cette dernière les traitera de
manière singulière. Elle se demandera toujours si ses informations répondent à
cet idéal Voldemort, cet idéal qu’on ne peut pas nommer. Servent-elles, par
leur rigueur et leur pédagogie, cet idéal d’émancipation ? Oups, je l’ai encore
dit !
A suivre …
[1] Pour se convaincre
de l’exigence du public en la matière, il suffit de constater la
surreprésentation de la RTBF dans les plaintes au Conseil de déontologie
journalistique.
[2] Bruno
LATOUR, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes (La
Découverte), 2012.
[3] Jean-Paul
Marthoz, Presse américaine, autisme et néo-conservatisme, in Médiatiques n°32, ORM
– UCL.